- Photos de Kevin Lynch
Sur le bord de la rivière Saint-Charles, la piste de gravier est dure. Compactée par l’usage et pétrifiée par le gel. Sous les faisceaux des lampadaires, ton souffle est visible. Une trainée de vapeur que tu laisses dans ton sillage.
Le vent est tombé avec le soleil. Les lumières du château d’eau de la Rothmans s’allument en même temps que le ciel vire à l’indigo. La rivière est devenue un miroir qui te montre la ville à l’envers.
Tu remontes vers Saint-Sauveur, guidé par les chapelets de réverbères et leurs halos jaunes. Les lampes au sodium du parc Victoria font scintiller la pelouse du terrain de soccer où s’affrontent deux équipes d’amateurs, mais le son de la partie est étouffé par le grondement des roues des skateboards dans le parc tout près.
Tu plonges dans le noir, passé le terrain de basket. Tu allumes ta lampe frontale. Quand la nuit tombe, la cité t’appartient. Les piétons sont rares. Les voitures disparues. La rumeur de la ville est devenue rassurante. Tant de gens autour de toi et pourtant tu ne vois presque personne. Seuls témoins de cette présence? Le chuintement lointain des grandes artères. Les odeurs de bouffe et d’antistatique balancées par les sorties d’air des ventilateurs de cuisinières et des sécheuses.
Tu aimes courir en te sachant entouré de ces gens. Dans ta ville.
Tu cours sans parcours précis. Ces rues te sont plus familières que les lignes de ta main. Tu empruntes l’une ou l’autre selon ton envie. Tu reviens vers l’est par Saint-Vallier. Ses trottoirs t’appartiennent. Quelques fêtards précoces sortent d’un bar de quartier. D’autres, plus loin, d’une microbrasserie. Tu t’apprêtes à prendre Saint-Joseph quand tu réalises que la haute-ville te contemple. Majestueuse. Presque inquiétante, avec ses édifices magistraux qui montent la garde.
La légère douleur que tu avais au pied est disparue. Ta foulée est leste. Tes enjambées s’allongent tandis que tu entames les derniers kilomètres qui te séparent de ton point d’arrivée. Tu perçois des morceaux de conversations, des fragments de vie. Tu vois les gens par leurs fenêtres. C’est ainsi qu’ils existent, en parallèle avec toi. Courir te permet d’avoir accès à ce qu’ils sont. Leur bonheur. Leur misère. Leur quotidien.
Même en solo, la course est un exercice social. Elle te met en contact avec le monde. Tu y retrouves le son de ta respiration en même temps que le souffle de ta ville.